Tableau de Paris à 5 heures du soir (Marc-Antoine Désaugiers, 1802)

Même air que ce texte-ci / Sung like this companion text : Tableau de Paris à 5 heures du matin. Voir aussi / See also http://www.lehall.com/galerie/travail/t1_1.html.

En tous lieux la foule
Par torrents s’écoule ;
L’un court, l’autre roule ;
Le jour baisse et fuit.
Les affaires cessent ;
Les dîners se pressent,
Les tables se dressent ;
Il est bientôt nuit.

Là, je devine
Poularde fine,
Et bécassine,
Et dindon truffé ;
Plus loin je hume
Salé, légume,
Cuits dans l’écume
D’un boeuf réchauffé.

Le sec parasite
Flaire… et trotte vite
Partout où l’invite
L’odeur d’un repas ;
Le surnuméraire
Pour vingt sous va faire
Une maigre chère
Qu’il ne paiera pas.

Plus loin qu’entends-je ?
Quel bruit étrange
Et quel mélange
De tons et de voix !
Chants de tendresse,
Cris d’allégresse,
Chorus d’ivresse
Partent à la fois.

Les repas finissent ;
Les teints refleurissent ;
Les cafés s’emplissent ;
Et trop aviné,
Un lourd gastronome
De sa chute assome
Le corps d’un pauvre homme
Qui n’a pas dîné.

Le moka fume,
Le punch s’allume,
L’air se parfume ;
Et de crier tous :
“Garçons, ma glace !
– Ma demi-tasse !…
– Monsieur, de grâce,
L’Empire après vous.”

Les journaux se lisent
Les liqueurs s’épuisent ;
Les jeux s’organisent ;
Et l’habitué,
Le nez sur sa canne,
Approuve ou chicane,
Défend ou condamne
Chaque coup joué.

La Tragédie,
La Comédie,
La Parodie,
Les escamoteurs ;
Tout, jusqu’au drame
Et mélodrame,
Attend, réclame
L’or des amateurs.

Les quinquets fourmillent ;
Les lustres scintillent ;
Les magasins brillent ;
Et l’air agaçant
La jeune marchande
Provoque, affriande
Et de l’oeil commande
L’emplette aux passants.

Des gens sans nombre
D’un lieu plus sombre
Vont chercher l’ombre
Chère à leurs desseins.
L’époux convole,
Le fripon vole,
Et l’amant vole
A d’autres larcins.

Jeannot, Claude, Blaise,
Nicolas, Nicaise,
Tous cinq de Falaise
Récemment sortis,
Elevant la face,
Et cloués sur place,
Devant un Paillasse
S’amusent gratis.

La jeune fille,
Quittant l’aiguille,
Rejoint son drille
Au bal de Lucquet ;
Et sa grand’mère
Chez la commère
Va coudre et faire
Son cent de piquet.

Dix heures sonnées,
Des pièces données
Trois sont condamnées
Et se laissent choir.
Les spectateurs sortent,
Se poussent, se portent…
Heureux s’ils rapportent
Et montre et mouchoir !

“Saint-Jean, La Flèche,
Qu’on se dépêche…
Notre calèche !
– Mon cabriolet !”
Et la livrée,
Quoiqu’enivrée,
Plus altérée
Sort du cabaret.

Les carrosses viennent,
S’ouvrent et reprennent
Leurs maîtres qu’ils mènent
En se succédant ;
Et d’une voix âcre,
Le cocher de fiacre
Peste, jure et sacre
En rétrogradant.

Quel tintamarre !
Quelle bagarre !
Aux cris de “Gare !”
Cent fois répétés.
Vite on traverse,
On se renverse,
On se disperse
De tous côtés.

La soeur perd son frère,
La fille son père,
Le garçon sa mère
Qui perd son mari ;
Mais un galant passe,
S’avance avec grâce
Et s’offre à la place
De l’époux chéri.

Plus loin des belles
Fort peu rebelles,
Par ribambelles
Errant à l’écart,
Ont doux visage,
Gentil corsage…
Mais je suis sage…
D’ailleurs il est tard.

Faute de pratique,
On ferme boutique.
Quel contraste unique
Bientôt m’est offert !
Ces places courues,
Ces bruyantes rues,
Muettes et nues,
Sont un noir désert.

Une figure,
De triste augure
M’approche et jure
En me regardant…
Un long “Qui vive ?”
De loin m’arrive,
Et je m’esquive
De peur d’accident.

Par longs intervalles,
Quelques lampes pâles,
Faibles, inégales,
M’éclairent encor…
Leur feu m’abandonne,
L’ombre m’environne ;
Le vent seul résonne.
Silence !… Tout dort.

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