Tableau de Paris à 5 heures du matin (Marc-Antoine Désaugiers, 1802)

L’ombre s’évapore,
Et déjà l’aurore
De ses rayons dore
Les toits d’alentour.
Les lampes pâlissent,
Les maisons blanchissent,
Les marchés s’emplissent :
On a vu le jour.

De la Villette,
Dans sa charrette,
Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai.
Et de Vincennes,
Gros-Pierre amène
Ses fruits que traîne
Un âne efflanqué.

Déjà l’épicière,
Déjà la fruitière,
Déjà l’écaillère,
Sautent à bas du lit.
L’ouvrier travaille,
L’écrivain rimaille,
Le fainéant bâille
Et le savant lit.

J’entends Javotte,
Portant sa hotte,
Crier : “Carottes,
Panais ! Choux-fleurs !”
Perçant et grêle,
Son cri se mêle
A la voix frêle
Du noir ramoneur.

Le joueur avide,
La mine livide
Et la bourse vide,
Rentre en fulminant ;
Et, sur son passage,
L’ivrogne, plus sage,
Rêvant son breuvage,
Ronfle en fredonnant.

Gentille, accorte,
Devant ma porte,
Perrette apporte
Son lait encor chaud ;
Et la portière,
Sous la gouttière,
Pend la volière
De Dame Margot.

Le malade sonne,
Afin qu’on lui donne
La drogue qu’ordonne
Son vieux médecin,
Tandis que sa belle,
Que l’amour appelle
Au plaisir fidèle,
Feint d’aller au bain.

Dans chaque rue
Plus parcourue,
La foule accrue
Grossit tout-à-coup :
Grands, valetaille,
Vieillards, marmaille,
Bourgeois, canaille
Abondent partout !

Ah ! Quelle cohue !
Ma tête est perdue,
Moulue et fendue
Où donc me cacher ?
Jamais mon oreille
N’eut frayeur pareille !
Tout Paris s’éveille…
Allons nous coucher !

VOCABULAIRE

◊ ombre (m.) = espace privé de lumière
◊ s’évaporer = se résoudre en vapeur, disparaître
◊ aurore (f.) = lueur qui précède le lever du soleil et suit l’aube
◊ d’alentour = dans les environs
◊ pâlir = devenir pâle, avoir moins d’éclat
◊ blanchir = rendre blanc, devenir blanc
◊ s’emplir = devenir plein
◊ la Villette = à l’époque, un village
◊ charrette (f.) = voiture à deux roues pour transporter les fardeaux
◊ brouetter = transporter dans une broutte (Petit tombereau à une roue et deux brancards)
◊ quai (m.) = construction élevée le long d’un cours d’eau; trottoir dans une gare
◊ Vincennes = à l’époque, un village
◊ âne (m.) = animal qui porte de lourdes charges
◊ efflanqué = qui a les flancs décharnés, qui a peu de chair, de muscle
◊ épicière (f.) = personne qui vend un peu de tout
◊ fruitière (f.) = personne qui vend des fruits
◊ écaillère (f.) = personne qui vend des huîtres, des coquillages, et les ouvre
◊ rimailler = faire de mauvais vers
◊ fainéant (m.) = paresseux
◊ bâiller = respirer involontairement en ouvrant la bouche; s’ennuyer
◊ savant (m.) = personne qui a des connaissances très approfondies
◊ J’entends Javotte… = “Javotte et le ramoneur mêlent leurs voix, car comme tous les ‘petits’ métiers (vitrier, rémouleur, raccomodeur de faïence et de porcelaine…) ils criaient en passant dans la rue pour que les habitants des maisons sachent qu’ils passaient et qu’ils les appellent s’il avaient besoin d’eux (’Vitrier ! Vitrier !’)” (http://thierry-klein.nerim.net/tableaud.htm)
◊ hotte (f.) = grand panier que l’on porte sur le dos
◊ panais (m.) = plante comme la carotte dont la racine est comestible
◊ chou-fleur (m.) = sorte de légume
◊ perçant = qui perce ou pénètre, qui se fait entendre au loin
◊ grêle = aigu, faible
◊ se mêler à = se joindre à
◊ frêle = fragile, délicat
◊ ramoneur (m.) = personne qui ramone (=nettoie) les cheminées
◊ avide = qui a un désir immodéré
◊ mine (f.) = apparence, surtout du visage
◊ livide = très pâle
◊ bourse (f.) = petit sac dans lequel on met les pièces de monnaie
◊ vide = qui ne contient rien
◊ fulminer = s’emporter, éclater en menaces
◊ breuvage (m.) = boisson
◊ ronfler = produire un bruit du nez et de la gorge qui ressemble à celui que fait une personne endormie
◊ fredonner = chanter entre ses dents ou à mi-voix
◊ accort = enjoué, gracieux, habile
◊ portière (f.) = personne qui s’occupait de la porte
◊ gouttière (f.) = conduit qui recevoit et fait écouler les eaux d’un toit
◊ volière (f.) = grande cage dans laquelle on élève des oiseaux.
◊ feint = feindre = faire semblant, simuler pour tromper
◊ bain (m.) = bain public
◊ parcourir = visiter
◊ foule (f.) = grande multitude de personnes
◊ accru = accroître = augmenter, rendre plus grand, plus important
◊ Grands (m.) = la haute noblesse
◊ valetaille (f.) = terme collectif et péjoratif pour désigner les valets
◊ marmaille (f.) = réunion d’enfants
◊ canaille (f.) = populace; personne malhonnête et digne de mépris
◊ cohue (f.) = assemblée nombreuse et tumultueuse
◊ moulu = très fatigué; réduit en poudre
◊ fendu = divisé, séparé
◊ frayeur (f.) = grande peur
◊ s’éveiller = cesser de dormir
◊ canard (m.) = note discordante (”parcourou” au lieu de “parcourue”…)

Strophes supplémentaires :

L’huissier carillonn-e,
Attend, jure et sonn-e,
Re-sonne, et la bonn-e
Qui l’entend trop bien,
Maudissant le traîtr-e,
Du lit de son maîtr-e
Prompt à disparaître,
Regagne le sien.

Tout, chez Hortens-e,
Est en cadenc-e ;
On chant-e, on dans-e,
Joue et caetera…
Et, sur la pierr-e
Un pauvre hèr-e,
La nuit entièr-e,
Souffrit et pleura.

Quand vers Cythèr-e,
Le solitair-e,
Avec mystèr-e
Dirig-e ses pas,
La diligenc-e
Part pour Mayenc-e,
Bordeaux, Florenc-e,
Ou les Pays-Bas.

“Adieu donc, mon père !
Adieu donc, mon frère !
Adieu donc, ma mère !
Adieu, mes petits !”
Les chevaux henniss-ent,
Les fouets retentiss-ent,
Les vitres frémiss-ent :
Les voilà partis !

Paroles et Musique Marc-Antoine Désaugiers, 1802

Voir aussi / See also : http://www.lehall.com/galerie/travail/t1_1.htmlTableau de Paris à 5 heures du soir.

RÉGION / REGION : FRANCE

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